Ne voulant pas poser la caméra, Jafar Panahi, interdit de cinéma pendant vingt ans par l'Iran en 2010, signe son cinquième long métrage depuis cette décision : Aucun Ours. Lauréat du Prix spécial du jury au Festival international du film de Venise 2022, le film a été présenté au festival en l'absence du réalisateur, qui avait entre-temps été ré-arrêté pour avoir soutenu son collègue Mohammad Rasoulof, précédemment emprisonné. Dans le film, le réalisateur se fait à nouveau protagoniste, nous racontant deux histoires d'amour à travers son regard : la première, dans le petit village à la frontière avec la Turquie où il s'est réfugié, qui le voit impliqué lorsqu'il photographie une jeune fille avec l'homme qu'elle aime, mettant en péril son mariage avec son promis ; la seconde, au centre du film que Panahi tourne à Téhéran, coordonnant l'équipe à distance par le biais d'appels vidéo, qui vise à assister à la tentative d'évasion du pays d'un couple.

Un film "clandestin", tourné en contournant l'interdiction faite au réalisateur, qui parle d'immigrés clandestins, qu'ils soient à la recherche d'un passeport pour se rendre en Europe ou de jeunes amoureux dont les sentiments sont entravés par des traditions ancestrales. Clandestin, c'est bien sûr aussi Panahi, qui se présente dans le titre comme l'invité d'un village mal aimé des étrangers, où il est témoin de coutumes ancestrales qu'il dit respecter mais qu'il ne comprend pas du tout. Subrepticement, il s'éclipse dans la nuit et rejoint son ami, échangeant même s'il s'agit de trafic d'armes ou de drogue. Il est donc difficile de séparer le film du parcours biographique du réalisateur lui-même, qui brouille la frontière entre documentaire et fiction, comme il l'avait déjà fait dans Taxi Téhéran. Dans la sécheresse de ses images, marque de fabrique du cinéaste, Aucun Ours est un manifeste pour la puissance du cinéma, livrant au spectateur une histoire qui n'a pas besoin de fioritures esthétiques ou narratives pour s'imposer. Comme dans This Is Not a Film, documentaire dont le titre rendait hommage à La Trahison des images de Magritte, Panahi nous pousse à nous interroger sur le sens de l'art, dans l'éternelle dialectique entre la réalité et sa représentation, nous rappelant comment un film, par nature fictionnel, peut être aussi révélateur que la réalité qui l'inspire. Une réalité, celle de l'Iran racontée par Panahi, qui prend les connotations d'un piège dans lequel ceux qui voudraient s'échapper périssent, incapables de le faire. Contrairement à Panahi, qui pourrait facilement passer la frontière, grâce aux contacts d'un membre de l'équipe avec des passeurs locaux, mais pour qui, malgré les abus qu'il a subis, tourner le dos à sa patrie est tout simplement impossible. Panahi poursuit inlassablement sa mission en signant une œuvre qui n'a certainement pas l'intention d'être condescendante à l'égard du public. Au contraire, comme c'est toujours le cas avec le maître iranien, il le défie intellectuellement et lui offre un aperçu de réalités auxquelles tant de gens préfèrent encore rester aveugles. En cela, le réalisateur démontre qu'il respecte le spectateur, qu'il le considère prêt à accueillir une œuvre qui s'éloigne assurément des canons du divertissement qu'on lui sert ponctuellement. Il lui propose d'accepter un pacte qui, s'il est accepté, peut le récompenser avec une nouvelle poésie touchante de l'un des réalisateurs contemporains qui a le mieux réussi à faire du cinéma un bastion de la liberté d'expression.